La frontière invisible entre l’État et le crime
Dans les collines brûlantes du Sinaloa, les ruelles de Ciudad Juárez ou les ports de Tijuana, la frontière entre la loi et le crime n’existe plus vraiment. Les cartels mexicains ont bâti, depuis plus d’un demi-siècle, un empire souterrain aussi puissant qu’un État parallèle. Leur influence dépasse le trafic de drogue pour s’étendre à la politique, à la culture populaire et à la vie quotidienne.
Derrière chaque fusillade, chaque disparition, se cache un système bien plus complexe qu’il n’y paraît : celui d’une organisation structurée, ritualisée, et profondément enracinée dans le tissu social mexicain.
De la contrebande à l’empire
Les premiers cartels naissent dans les années 1970, lorsque les trafiquants mexicains remplacent les Colombiens dans la distribution de cocaïne vers les États-Unis. Très vite, des familles et clans régionaux s’imposent : Sinaloa, Tijuana, Juárez, puis plus tard le cartel de Jalisco Nueva Generación.
Ces organisations, d’abord discrètes, se militarisent dans les années 1990. Leurs chefs deviennent des figures mythiques, parfois adulées dans leurs régions. Joaquín « El Chapo » Guzmán, notamment, incarne à lui seul cette dualité : criminel impitoyable pour les uns, Robin des bois moderne pour les autres.
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La narcoculture : religion, musique et violence
Le narcotrafic n’est pas qu’une économie, c’est une culture à part entière.
La narcocultura glorifie le pouvoir, la richesse, l’honneur et la mort. Les narcocorridos — ces ballades populaires chantant les exploits des trafiquants — se diffusent sur les radios locales comme des hymnes. Des chapelles dédiées à des figures protectrices, comme Jesús Malverde, le « saint des narcos », fleurissent dans tout le pays.
Les tatouages, les symboles religieux, les vêtements de luxe et les armes personnalisées deviennent les codes d’un univers où la réussite se mesure au respect et à la peur qu’on inspire.
Un État dans l’État
Les cartels mexicains contrôlent aujourd’hui des pans entiers du territoire, assurant parfois la « sécurité » ou la « justice » dans les zones abandonnées par l’État. Leurs structures internes imitent celles d’une administration : direction, intendance, relations publiques, renseignement, voire gestion sociale.
La corruption touche tous les niveaux, du policier municipal au gouverneur. La guerre contre la drogue, lancée en 2006 par le président Calderón, a provoqué plus de 400 000 morts et des milliers de disparus, sans affaiblir durablement ces organisations.
Le Mexique entre fascination et cauchemar
Ce mélange de terreur et de fascination alimente une production littéraire, filmographique et musicale foisonnante. Des séries comme Narcos: Mexico ou des auteurs comme Don Winslow (La Griffe du chien) exposent la complexité d’un pays où le crime s’est fait culture.
Le mythe du cartel mexicain interroge profondément : que devient une société quand le crime n’est plus l’ombre de l’État, mais son miroir déformant ?
La Rédaction
Sources littéraires et filmographiques :
• Don Winslow, La Griffe du chien, HarperCollins, 2005
• Anabel Hernández, Los Señores del Narco, Grijalbo, 2010
• Série Netflix Narcos: Mexico (2018-2021)

