Un cours d’eau au cœur des tensions diplomatiques
Depuis 2021, le barrage marocain de Kaddoussa érigé sur l’oued Guir s’est imposé comme le symbole d’une escalade diplomatique entre Rabat et Alger. Ce fleuve transfrontalier, jadis facteur de connectivité régionale, est devenu le théâtre d’accusations mutuelles dans un contexte de raréfaction des ressources hydriques. L’Algérie dénonce formellement ce qu’elle considère comme une captation unilatérale de l’eau par son voisin, entraînant des conséquences significatives sur l’approvisionnement de ses régions occidentales.
Cette controverse s’inscrit dans la dégradation progressive des relations bilatérales, marquées par la rupture des relations diplomatiques en août 2021 et l’absence de mécanismes effectifs de concertation sur les ressources partagées. Alger a porté cette question devant plusieurs instances internationales, qualifiant la gestion marocaine de l’oued Guir de violation des principes du droit international de l’eau.
Des infrastructures hydriques aux implications stratégiques majeures
Le barrage de Kaddoussa, avec sa capacité de rétention de 220 millions de mètres cubes, représente un investissement stratégique pour le Maroc. Cette infrastructure, inaugurée en pleine période de tension diplomatique, est directement mise en cause dans la diminution préoccupante du niveau du réservoir algérien de Djorf Torba. Ce dernier, construit dans les années 1960 et doté d’une capacité théorique de 365 millions de mètres cubes, connaît des difficultés croissantes d’alimentation.
Une analyse hydrologique approfondie révèle une situation complexe où s’entremêlent facteurs anthropiques et environnementaux. Si l’impact des infrastructures marocaines sur le débit transfrontalier est mesurable, les données météorologiques confirment également l’aggravation d’un stress hydrique régional lié aux changements climatiques qui affectent l’ensemble du Maghreb, avec des précipitations en baisse de 30% sur certains bassins versants lors de la dernière décennie.
Des modèles de développement économique concurrentiels et water-intensifs
La gestion de l’eau de l’oued Guir s’articule autour de projets économiques potentiellement incompatibles. Le gouvernement algérien mise sur l’implantation d’un ambitieux complexe sidérurgique dans la wilaya de Béchar, projet nécessitant d’importantes ressources hydriques et énergétiques. Parallèlement, le Maroc transforme radicalement le paysage agricole de la vallée de Boudnib par le développement d’une phoeniciculture intensive, avec plus de 2 millions de palmiers-dattiers plantés depuis 2010.
Cette concurrence pour l’eau s’accompagne d’une exploitation intensive des aquifères transfrontaliers, dont la recharge naturelle est compromise par l’irrégularité croissante des précipitations. Les études hydrogéologiques récentes mettent en évidence un abaissement préoccupant du niveau piézométrique des nappes partagées, avec des risques d’intrusion saline et de dégradation irréversible de la qualité de l’eau.
Vers une gouvernance partagée : nécessité écologique et opportunité diplomatique
Alors que les autorités marocaines poursuivent leur programme d’infrastructures hydrauliques, avec une vingtaine de nouveaux barrages planifiés dans le cadre du Plan National de l’Eau 2020-2050, les experts internationaux appellent à l’établissement urgent d’un cadre de gouvernance partagée des ressources transfrontalières.
Face à l’aggravation prévisible du stress hydrique dans tout le Maghreb sous l’effet du réchauffement climatique, la gestion durable et équitable des bassins versants communs apparaît comme un impératif transcendant les différends politiques. L’établissement d’une commission technique conjointe, potentiellement sous l’égide d’organisations internationales comme l’ONU ou l’Union Africaine, pourrait constituer une première étape vers une désescalade des tensions.
Le cas de l’oued Guir illustre parfaitement comment les enjeux environnementaux contemporains peuvent soit exacerber les tensions existantes, soit ouvrir la voie à des coopérations pragmatiques. Dans un contexte régional où la question hydrique devient existentielle, la gestion concertée des ressources partagées pourrait devenir un levier de stabilisation et de développement durable pour l’ensemble du Maghreb, au-delà des divergences politiques historiques.
La Rédaction