À 91 ans, Wole Soyinka n’a rien perdu de son mordant. Le premier Africain à avoir reçu le prix Nobel de littérature en 1986 vient de se voir interdire d’entrée aux États-Unis. Le consulat américain à Lagos a annulé son visa, invoquant un règlement administratif. Pour le dramaturge nigérian, ce geste n’est pas un simple acte bureaucratique, mais un signe du temps : celui d’un monde qui se ferme, y compris à ceux qui ont contribué à son éclat intellectuel.
La tigritude face à l’Amérique
Fidèle à sa philosophie de la “tigritude” — cette idée qu’un tigre ne proclame pas sa force, il agit — Soyinka a accueilli l’annonce avec ironie et lucidité. “Je n’ai pas de visa. Je suis interdit d’entrée”, a-t-il déclaré, non sans humour.
Mais derrière la plaisanterie se cache un symbole plus fort : celui d’un penseur africain qui, toute sa vie, a refusé de se soumettre aux puissances, qu’elles soient locales ou mondiales. Après avoir défié les dictatures militaires au Nigeria, Soyinka bondit à nouveau — cette fois contre les dérives autoritaires de l’Occident.
Un intellectuel célébré… puis banni
Le paradoxe est cruel. L’homme qui a enseigné à Harvard, Cornell et Yale, celui qui a contribué à façonner la pensée postcoloniale et inspiré des générations d’étudiants américains, se voit aujourd’hui refuser l’accès à ce même territoire.
Le pays qui l’a honoré de distinctions universitaires efface soudain sa mémoire, comme si la critique dérangeait plus que la reconnaissance. L’Amérique universitaire l’a célébré, l’Amérique politique l’écarte. Entre les deux, c’est toute une époque qui vacille — celle de l’ouverture intellectuelle remplacée par la méfiance.
Un symbole de rejet intellectuel
L’annulation du visa de Wole Soyinka résonne bien au-delà de son cas personnel. Elle illustre une inquiétante tendance : la fermeture idéologique et la peur du discours libre.
L’écrivain, qui avait publiquement dénoncé les politiques migratoires de Donald Trump et la répression des voix dissidentes, voit son propre droit d’entrée révoqué. Comme un écho à ses propos, la réalité vient confirmer sa critique.
Son exclusion devient alors une métaphore du rejet des penseurs, un signal que même les voix respectées du Sud global ne sont pas à l’abri du soupçon dès qu’elles questionnent les certitudes occidentales.
L’écrivain insoumis
Soyinka, figure majeure de la littérature mondiale, n’a jamais cherché les honneurs. Son œuvre – plus de soixante textes entre théâtre, poésie, essais et romans – a toujours placé la vérité au-dessus des convenances.
Lorsqu’il compare Donald Trump à Idi Amin Dada, il le fait non pour provoquer, mais pour alerter : le populisme, où qu’il se trouve, porte en lui la tentation du despotisme. Ce parallèle, que d’aucuns jugent excessif, dit surtout la constance d’un homme qui refuse la complaisance.
Le paradoxe postcolonial
Cette affaire met aussi en lumière le paradoxe postcolonial : l’Occident célèbre les intellectuels africains lorsqu’ils confortent son récit, mais les marginalise lorsqu’ils l’interrogent.
Wole Soyinka incarne cette contradiction. Rejeté dans un pays où il a tant donné, il révèle le déséquilibre persistant entre reconnaissance symbolique et exclusion réelle. Le visa annulé devient le miroir d’un rapport toujours inégal entre Nord et Sud, entre admiration et rejet, entre ouverture proclamée et fermeture pratique.
Une voix que les frontières ne feront pas taire
Soyinka ne cherche pas à retourner aux États-Unis. “Quel âge ai-je ?”, répond-il, mi-sérieux, mi-fataliste. Pourtant, son influence continue de traverser les continents. À travers sa “tigritude”, il rappelle que la dignité d’un intellectuel ne dépend d’aucun tampon de visa, mais de sa fidélité à la parole juste.
Son rugissement n’est pas un cri d’amertume, mais un appel à la cohérence : celle d’un monde qui doit cesser de confondre sécurité et exclusion, autorité et censure.
Car, comme il l’a toujours enseigné, le tigre n’a pas besoin de prouver sa nature. Il bondit, encore et toujours — même à 91 ans.
La Rédaction

