Désir et domination
Sous les voûtes des haciendas et derrière les murs blanchis à la chaux des couvents, un autre visage de l’empire espagnol se dessinait, fait de désirs tus, de rapports de force et de silences imposés. Dans un monde bâti sur la hiérarchie et la pureté du sang, l’intimité entre maîtres et esclaves devenait une faute impardonnable, mais aussi un secret partagé à l’échelle d’un continent.
Lima, 1742. Dans le patio d’une demeure aristocratique, une esclave africaine allaite l’enfant de sa maîtresse tout en portant secrètement celui de son maître. À Quito, un homme noir comparaît devant l’Inquisition, accusé d’avoir séduit une veuve créole. À Bahia, une mulâtresse invoque son mariage chrétien pour réclamer sa liberté. Autant de fragments d’un passé que l’Amérique coloniale a tenté d’enfouir sous les apparences et le culte de la limpieza de sangre — la pureté du sang.
Derrière la façade policée des vice-royautés espagnoles se déployait un monde d’ambiguïtés, où la violence de l’esclavage s’entremêlait à des liens intimes et interdits. Les archives judiciaires, ecclésiastiques et notariales, aujourd’hui exhumées, dévoilent les fissures d’un ordre colonial que l’on croyait immuable.
L’envers du décor colonial
Dans la Lima du XVIIIe siècle, près de la moitié des habitants étaient d’origine africaine. Domestiques, nourrices, porteurs d’eau ou artisans, ils peuplaient les demeures des élites créoles. Cette promiscuité quotidienne nourrissait une cohabitation aussi intime que dangereuse. Les femmes esclaves, prises au piège d’une double domination — raciale et patriarcale — subissaient les désirs de leurs maîtres dans un silence contraint. Le viol n’était jamais nommé : on parlait pudiquement de « faiblesses » ou « d’accès charnels ».
Les conséquences de ces unions clandestines étaient soigneusement étouffées. Les enfants métis étaient confiés aux couvents ou déclarés orphelins, tandis que les registres paroissiaux effaçaient les traces de leur naissance. Toute la société coloniale reposait sur ce mensonge organisé : préserver les apparences d’un monde où chaque catégorie devait rester à sa place, sans contamination ni mélange.
Mais la réalité, elle, échappait au contrôle des censeurs de la morale.
Quand les esclaves brisent le tabou suprême
Si les violences sexuelles imposées aux femmes noires par les colons blancs étaient tolérées, l’inverse — une relation entre une femme libre et un esclave — constituait un crime impardonnable. Les archives judiciaires attestent de plusieurs affaires où des hommes esclaves furent accusés d’avoir entretenu des liaisons avec des femmes blanches ou métisses. Les sentences étaient d’une brutalité extrême : castration, pendaison publique, marquage au fer rouge.
En 1735, à Lima, un esclave nommé Juan Angola est exécuté pour avoir aimé la fille d’un marchand. Peu importait que la jeune femme ait plaidé pour lui : la transgression de la barrière raciale devait être effacée dans le sang. L’ordre colonial reposait sur ces châtiments exemplaires, destinés à rappeler que l’honneur d’une famille blanche valait plus que la vie d’un homme noir.
Et pourtant, malgré la peur, les liaisons persistaient. Certaines demeuraient secrètes pendant des années ; d’autres éclataient au grand jour à travers des procès en paternité ou des demandes d’affranchissement. Les archives de l’archevêché de Lima conservent ainsi des dizaines de « causes matrimoniales » intentées par des esclaves invoquant le sacrement du mariage pour échapper à la vente ou obtenir la liberté.
Les stratégies de survie dans les interstices du droit
Même au cœur d’un système oppressif, les esclaves trouvaient parfois les failles du droit colonial pour défendre leur cause. En 1768, Teresa de Jesús, esclave métisse à Lima, assigne son maître en justice afin d’obtenir sa carta de libertad — une lettre d’affranchissement promise après vingt ans de « service fidèle et intime ». Elle gagne son procès.
D’autres femmes invoquaient le mariage chrétien pour contester leur statut d’esclave : une épouse pouvait-elle être vendue comme un bien ? Les tribunaux ecclésiastiques, partagés entre doctrine et économie, rendaient des verdicts contradictoires, mais ces recours révélaient une remarquable intelligence sociale. Comme le résume l’historienne Rachel Sarah O’Toole, « ces femmes et ces hommes n’étaient pas que des victimes passives ; ils manipulaient le système, forgeaient des alliances. L’intimité devenait un espace de lutte ».
Le métissage comme subversion silencieuse
De ces unions interdites naquit une population métisse foisonnante, reflet de la complexité du monde colonial. Mulâtres, zambos, pardos : les catégories raciales se multipliaient pour tenter de contenir ce qui échappait à la logique des castes.
Le métissage ne fut jamais un projet : il fut une conséquence. Fruit de la contrainte, du hasard ou de l’amour, il s’imposa comme une force silencieuse de subversion. Dans les registres, les mentions d’enfants « de père inconnu », les legs testamentaires à une « servante fidèle » ou les baptêmes discrets disent tous la même chose : le réel débordait sans cesse les frontières que l’empire s’obstinait à tracer.
Exhumer les silences
Aujourd’hui, les historiens exhument ces histoires fragmentées à travers les archives notariales, les procès d’Inquisition et les registres paroissiaux. Ce travail minutieux redonne chair à une humanité que le système esclavagiste avait voulu effacer.
Ces liaisons interdites ne relèvent pas de la simple anecdote. Elles révèlent la véritable nature du colonialisme : un ordre fondé sur la domination, mais sans cesse fissuré par les désirs, les ruses et les résistances de ceux qu’il prétendait réduire au silence. Dans les cuisines, les patios et les alcôves, l’empire tremblait déjà, miné par les contradictions de ses propres fondements.
Reconnaître ces histoires, c’est restituer aux oubliés de l’histoire leur part d’humanité, de résistance et de complexité.
La Rédaction
Sources et références
• Frederick P. Bowser, The African Slave in Colonial Peru, 1524–1650, Stanford University Press, 1974
• Michelle A. McKinley, Fractional Freedoms: Slavery, Intimacy, and Legal Mobilization in Colonial Lima, 1600–1700, Cambridge University Press
• Rachel Sarah O’Toole, Bound Lives: Africans, Indians, and the Making of Race in Colonial Peru, University of Pittsburgh Press, 2012
• José C. Moya (éd.), Sexuality in Colonial Spanish America, Oxford University Press, 2010
• Captivity and Redemption: Aspects of Slave Life in Early Colonial Quito and Popayán, The Americas, Cambridge University Press

